Penser qu’un jeune confronté à la mort d’un de ses parents, à la mort d’une de ses figures d’attachement, deviendra forcément un adulte malheureux, ou penser qu’il traverse ces drames affectifs sans heurts parce qu’il est trop petit sont des croyances erronées. Certains facteurs viennent toutefois ajouter de la complexité à l’élaboration, tandis que certains signaux – dépendance anxieuse, agitation, troubles du sommeil, etc. – doivent susciter une certaine vigilance.

L’éclairage de Cynthia Mauro, psychologue, docteure en psychologie, exerçant à l’Unité de Soins Palliatifs de Saint Vincent de Paul (Lille) et membre du Centre International des Etudes sur la Mort (CIEM).

 

 

« L’enfant sait qui il vient de perdre mais il ne sait pas encore ce qu’il a perdu en le perdant » (Michel Hanus, 2002)

Une épreuve délicate, douloureuse, mobilisante, effractante

Le vécu de l’évènement de la perte et de la séparation dans l’enfance, à l’adolescence, est plus complexe, sinueux et ramifié. Le deuil consiste en une authentique épreuve ; délicate, douloureuse, mobilisante, effractante, d’autant qu’il survient :

  • à un moment particulier du développement cognitif, de l’acquisition du langage et de la mise en mots, de la structuration psycho-émotionnelle et de la construction identitaire
  • à un moment de l’existence où le sentiment de sécurité fondamentale devrait pouvoir se nourir de la permanence du lien à l’autre, et de l’assurance de sa présence fiable.

La coloration du cheminement du deuil est toujours singulière

Ce vécu, dans sa sensorialité et son intelligibilité, laissera une empreinte significative, durable, sans que l’on puisse néanmoins présager avec certitudes de la trajectoire des mouvements psychiques, prédire avec exactitude de l’évolution à moyen et long terme car la coloration du cheminement du deuil est toujours singulière et résultante de l’interaction d’une pluralité de facteurs.

Être là, dans un juste équilibre, une juste tendresse, un efficient soutien

Accompagner un jeune dans cet évènement de la mort est éprouvant et nous plonge souvent dans le désarroi. On peut très vite se sentir convoqué dans notre sentiment de responsabilité et mobiliser un instinct de protection voire de sur-protection car la tentation de projeter nos propres vécus et représentations est grande. On voudrait qu’il puisse faire l’économie du chagrin, de la douleur, de la solitude, de l’errance. Alors, on occulte, on minimise, par méconnaissance, par peur de mal dire ou de mal faire. Ou, au contraire, on bascule dans l’hypervigilance, la surveillance et l’inquiétude exacerbée d’une croissance péjorative sans investir la possibilité qu’il puisse avoir en lui des ressources pour sublimer, ou que notre place est de l’aider à en prendre conscience. D’autant qu’il n’existe aucun mode d’emploi, explicite, exhaustif éclairant les « bonnes » manières d’être là, dans un juste équilibre, une juste tendresse, un efficient soutien.

Les facettes du chagrin chez le jeune sont multiples, parfois déroutantes, inattendues

Les facettes du chagrin chez le jeune sont multiples, parfois déroutantes, inattendues. En effet, la tristesse ne s’exprime pas qu’à travers les larmes, elle ne s’éprouve pas uniquement dans l’immédiateté de l’évènement car le jeune peut avoir d’autres préoccupations, pragmatiques, qu’il évalue comme essentielles à sa survie : qui va s’occuper de moi maintenant ? Comment puis-je prendre soin de ceux qui restent ? Comment éviter de leur ajouter des soucis ? Il peut aussi rechercher des échappatoires au réel par le jeu, faire diversion, car il ne reste pas en présence de sa douleur tout le temps, il vit le présent, semant alors le doute sur ce qu’il comprend de la situation, et sur ce qu’il ressent.

Eviter toute psychiatrisation et médicalisation des émotions

Le deuil trouve son ancrage dans le vécu du manque, de l’absence et s’inscrit dans une temporalité bien distincte de celle de l’adulte. La psychiatrisation et la médicalisation des émotions, la posture interventionniste visant à atténuer, soigner, traiter rapidement les vécus réactionnels au deuil ne font qu’annihiler un chagrin qui a pourtant toute sa légitimité. L’inconfort, le mal être, le vécu d’étrangeté, les questionnements existentiels, les peurs, les difficultés à aimer et faire confiance à nouveau, la culpabilité, la colère, les failles dans la constitution de l’estime de soi, la tristesse, témoignent bien plus d’un processus d’ajustement face à l’adversité que d’un deuil qui se complique même s’ils surviennent de manière différée, parfois plusieurs années après.

Les facteurs qui ajoutent de la complexité à l’élaboration

Le deuil précoce est un élément de fragilisation surtout parce qu’il emmène dans son sillage d’autres paramètres intensifiant le trouble dans la cohérence et la stabilité du monde, et spécifiquement du monde du jeune. Les éléments ci-dessous constituent donc des facteurs de risque de complexification des processus d’élaboration :

  • Les bouleversements du cadre de vie inhérents au décès et les réagencements familiaux (déménagement, changement d’école, placement en famille d’accueil, séparations, etc.)
  • L’adultification du jeune et une pression à l’hypermaturité (réalisation de tâches, injonctions à « être fort », « montrer l’exemple », « prendre soin de la fratrie »)
  • Les circonstances du décès (mort accompagnée ou subite), les modalités d’annonce, l’atteinte à l’intégrité du corps de la personne défunte (morcellement, absence)
  • Le cyberharcèlement en lien avec le décès, la médiatisation
  • La disponibilité ou non de l’entourage au moment du décès et dans les mois qui suivent (son écoute, sa tendresse vs son autorité, sa froideur, son délaissement)
  • La sous-estimation de la douleur éprouvée, l’interdiction d’énoncer le chagrin ou d’évoquer le défunt, qui renforcent le vécu de solitude
  • La préservation ou non d’une enveloppe affective sécure (familiale, sociale)
  • Les ressources cognitives et psycho-affectives dont le jeune dispose au moment de la mort (mise en sens des évènements, compréhension, acquisition du concept de mort, verbalisations des vécus, capacité à nommer ses émotions, etc.)
  • La qualité du lien préexistant avec la personne décédée
  • Les silences autour de l’évènement ou les assignations (mises à l’écart du recueillement et des rites funéraires ou obligations à y participer, falsifications, mensonges, métaphores inintelligibles, mise en responsabilité et culpabilité)

Une symptomatologie de deuil compliqué difficile à objectiver chez les jeunes

Alors même que le risque, identifié dans la population générale, de développer une symptomatologie de deuil compliqué est 7%, les données cliniques sont encore peu disponibles en ce qui concerne les enfants, et les adolescents endeuillés et leur devenir. L’envahissement et le débordement psychique chez le jeune se mesurent dans ce que le temps nous permet de mettre en perspective : une altération qualitative de la relation de ce jeune avec son environnement, des troubles de l’humeur, une rupture avec un fonctionnement antérieur (de curieux, jovial, à introverti, désinvesti), une accessibilité et une communication altérée.

Les signaux de vigilance

Il existe des manifestations symptomatiques significatives qui, dans leurs superpositions, leurs intensités et leurs durées, constituent des repères de lecture, des indices évocateurs d’une évolution compliquée des processus psychiques, d’une cristallisation d’un mal être, d’un essoufflement des capacités d’adaptation.

Il s’agit de :

  • Une dépendance anxieuse
    • Elle se caractérise par des sur-sollicitations des membres de l’entourage, un attachement excessif et de l’hypervigilance
    • Une anxiété intense à la simple idée de la séparation avec peur de la disparition, de l’abandon
    • Il imagine par anticipation des scénarios catastrophes concernant ses proches ou lui-même (accidents, malaises, homicides, etc.)
  • Une agitation
    • Le comportement change progressivement, de manière diffuse
    • Le jeune peut être désordonné, parfois agressif de manière autodirigée ou envers les autres ou osciller avec une forme de prostration, d’isolement, et de mise en retrait de toute interaction sociale
    • Les activités commencées sont difficilement terminées
    • Sur le plan émotionnel on retrouve fréquemment une instabilité de l’humeur (chagrin, irritabilité, apparente froideur affective, accès de colère, anxiété, euphorie)
    • Hyperactivité physique (difficulté à rester en place) et psychique avec difficultés de concentration
  • Un sommeil perturbé
    • Plaintes douloureuses avant le coucher
    • Il retarde le moment d’aller dormir
    • Cherche la présence parentale et ne s’endort qu’en présence d’un adulte à ses côtés
    • Nombreux cauchemars très anxiogènes
    • Verbalisations de peurs, comme celle de s’endormir et ne plus se réveiller
  • Des plaintes somatiques
    • L’enfant se plaint de maux divers (douleurs abdominales, céphalées…) sans qu’aucune cause organique ne soit découverte
    • Le corps devient le médiateur d’une souffrance, d’une profonde tristesse intériorisée, d’une possible indentification au défunt, réprimée qui ne peut être exprimée autrement
    • Le vécu douloureux est réel pour lui et signifie souvent un besoin de mise en sécurité psycho-affective
  • Un syndrome anxio-dépressif
    • Survenue différée souvent plusieurs mois après le décès
    • Variation importante selon l’âge, la structuration psychique, l’histoire de l’évènement de la mort, l’environnement familial et les ressources disponibles
    • Il se manifeste principalement par une anhédonie (incapacité d’un sujet à ressentir des émotions positives y compris lors de situations précédemment considérées comme plaisantes), la persistance d’un sentiment de tristesse, une modification de l’appétit et du poids, une fatigue globale et submergeante, une inhibition ou une hyperactivité intellectuelle (diminuant ou majorant significativement les résultats scolaires), une consommation de toxiques pour les adolescents, des idéations suicidaires
    • Et s’accompagne régulièrement de sentiments d’insécurité et de culpabilité
  • Des équivalents suicidaires et les tentatives de suicide
    • Chez le jeune, enfant ou adolescents, les désirs de mort réactionnels à une souffrance psychologique incontrôlable existent
    • Ils peuvent être verbalisés et/ou se manifester par le biais d’accidents à répétition ou de conduites dangereuses (marcher au milieu de la route, scarifications, etc.)

Néanmoins, pris isolément, et décontextualisés de l’histoire du jeune, de son référentiel culturel, religieux, de sa personnalité, de son environnement, du contexte de survenue du décès, etc., ces éléments symptomatiques ont peu de densité sur le plan clinique. Ils ne révèlent pas obligatoirement une altération alarmante de la condition psychique et ne sont pas systématiquement en lien avec la situation de deuil. Ils doivent surtout servir une évaluation globale proportionnée en favorisant une élévation du seuil d’attention et non desservir par une stigmatisation et une pathologisation précipitée.

Le deuil n’est pas une maladie, mais un processus dynamique et jamais linéaire

Le deuil n’est pas une maladie. C’est un processus qui induit des remaniements, des réaménagements intrapsychiques et intersubjectifs. Il est dynamique, jamais linéaire et toujours réactionnel à la perte d’un être investi affectivement. Il s’inscrit dans un temps indéfini. Il s’écrit, se bricole, s’invente, se ré-invente au fur et à mesure des jours, des mois, des années dans une perspective de composition et de conciliation.

Offrir un lieu d’étayage sécure et identifier les besoins affectifs

Etre en deuil signifie être endolori, en douleur. Le vécu de cette douleur, inaugural, étrange, est paradoxalement un garde -ou qui préserve l’unité psychique. C’est pourquoi, le destin du deuil est intimement à l’attention et à l’importance que l’on accordera à ce chagrin, à la place qu’on lui offrira, à l’espace qu’on lui permettra d’avoir pour exister et s’exprimer. Offrir un lieu d’étayage sécure, identifier les besoins affectifs, ne pas ignorer les particularités de l’univers psychique de ces jeunes sont des facteurs de protection primordiaux.

Des possibles d’accompagnement particulièrement salvateurs

L’aide à la mise en mots, la proposition de participer à des groupes d’entre-aides avec d’autres jeunes endeuillés, des pairs ou le suivi psychologique individualisé, le renforcement positif des liens sécures et de la dynamique familiale sur le registre de la tendresse, de la confiance, de la complicité, le respect du besoin d’avoir une zone refuge, secrète, etc. sont des possibles d’accompagnement particulièrement salvateurs.