Les guerres et phénomènes de violences de masse viennent bien souvent bousculer les pratiques de deuil et les rites funéraires. S’il est pratique commune de comptabiliser les morts, comment l’histoire peut-elle rendre compte de la perte, de la pluralité de deuils individuels et collectifs que créent ces évènements ?

ENTRETIEN AVEC Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de l’anthropologie historique du phénomène guerrier à l’époque contemporaine et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.

Un deuil collectif, du point de vue d’un historien, qu’est-ce que c’est ?

Le deuil collectif est inséparable de la mort de masse qui est caractéristique de la guerre, des grandes catastrophes, d’un génocide ou de l’épidémie. Le deuil collectif, c’est le deuil d’un groupe constitué, qui peut être une collectivité locale, professionnelle ou encore une nation, autour d’un nombre de morts considérable intervenu dans des conditions anormales. Le deuil ressenti par plusieurs personnes en même temps est un deuil qui est vécu collectivement, au moins en partie, et qui souvent s’inscrit dans l’espace social – c’est à dire dans les lieux et les moments où les acteurs sociaux interagissent – pour une longue durée.

Si les historiens se sont longtemps intéressés au deuil collectif qu’implique la guerre et les violences de masse, ce n’est que récemment qu’ils se sont penchés sur la multitude de deuils individuels… Pourquoi un tel basculement historiographique, et comment, avec quels matériaux l’historien appréhende-il ces deuils intimes ?

Le deuil intime est très difficile à appréhender. Pour autant, la souffrance généralement s’énonce, et laisse donc des traces exploitables par l’historien. C’est le cas, par exemple, après la Première Guerre mondiale. Mais il a fallu sans doute que soient pleinement reçues les leçons de la micro-histoire pour que l’on soit capable d’aborder, en historien, le deuil personnel, qu’on en saisisse la valeur heuristique, que l’on cesse de généraliser en regardant la souffrance de trop loin. Sans doute sommes-nous aussi, aujourd’hui, plus sensibles à la souffrance des victimes, à ce qu’elle représente concrètement : les disciplines de la psyché ont dû jouer ici, probablement, un rôle important en diffusant un type de regard, une forme de sensibilité, vers les sciences sociales.

Comment deuil individuel et deuil collectifs sont-ils reliés ?

Deuil individuel et deuil collectif sont bien souvent imbriqués. Après les grandes guerres occidentales contemporaines, ou dans le cas du génocide des Tutsi au Rwanda par exemple, le deuil recouvre à la fois une dimension sociétale et une dimension strictement privée. Les endeuillés de la Grande Guerre pleurent leurs morts « à eux », chacun de ces deuils étant irréductiblement singulier. Dans le même temps, ces endeuillés vivent un deuil collectif, ils assistent aux cérémonies, aux commémorations, ils se rendent aux monuments aux morts ou peuvent assister, comme au Rwanda, aux réinhumations dites « en dignité ». Il est très difficile de séparer ces formes de deuils tant elles sont imbriquées, superposées. Les deuils privées donnent leur consistance aux deuils collectifs, et les deuils collectifs participent eux-mêmes au deuil privé. Il y a une circulation certaine entre les deux : une distinction existe, non une séparation.

Les violences de masse ajoutent des difficultés supplémentaires à ces deuils…

La catastrophe naturelle, la guerre ou le génocide supposent une mort violente, ce qui n’est pas sans conséquence sur le deuil des vivants. Se pose tout d’abord la question du sens de la mort. Il s’agit d’une question particulièrement douloureuse et difficile qui ne sera jamais « résolue » par les survivants ou les descendants, et qui est susceptible de compliquer le deuil. La glorification et la mort des héros peuvent aussi être source d’une culpabilité difficile à appréhender pour les vivants ; le terme de “héros” semble donner un sens qui pourtant ne peut satisfaire, qui peut même être culpabilisant pour ceux qui restent. Les survivants se posent également la question de la souffrance que l’être perdu a pu ressentir. La guerre suppose des morts horribles, et les génocides plus encore, la souffrance des survivants face à la pensée de l’agonie et de la souffrance de leurs proches est une torture qui ne peut pas s’effacer. Vient ensuite la question de l’impuissance. Les survivants n’ont rien pu faire face à la mort violente de leurs proches. Cette solitude face à la mort violente est insupportable à imaginer. L’impossibilité d’accompagner les « siens » empêche tout rituel structurant. En résulte une grande souffrance et une culpabilité terrible de ne pas avoir accompagné le mort. Enfin, l’absence du corps – corps perdu dans le cas des guerres, du fait des difficultés d’identification ou des fosses communes créées face au nombre de morts, corps parfois détruits ou cachés dans bien des cas de meurtres lors des génocides – rend le deuil « infini », puisqu’il n’y a pas de possibilité d’enterrer dans une tombe. Toute société a effectivement besoin d’accompagner les mourants, de savoir comment les « siens » sont morts, elle a besoin de rituels et de lieux pour les honorer ; or cela fait souvent défaut dans les grandes catastrophes collectives. Ce n’est pas uniquement parce qu’il y de nombreux morts que le deuil se prolonge indéfiniment, mais c’est parce qu’ils sont morts d’une « mauvaise » manière : les “mauvaises morts” tourmentent alors les vivants.

Comment ces deuils se transmettent-ils à travers les générations ?

Du fait de la grande violence qui en émane et de l’absence de survivants, les deuils résultant d’une catastrophe ou de la guerre sont des deuils “anormaux”, ce qui leur donne un grand pouvoir de transmission dans le temps et de manière transgénérationnelle. C’est en effet le propre du traumatisme : le temps n’efface pas le trauma. Ce dernier, comme la psyché humaine, ne connaît pas le temps. Le traumatisme, le choc est constamment réitéré, il ne peut pas être symbolisé par le sujet et il conserve donc une présence massive. Les endeuillés ne peuvent pas revenir dans le monde des vivants parce que le détachement nécessaire à l’égard du mort ne peut pas s’effectuer. D’un point de vue générationnel, ces morts provoquent énormément de silence, notamment dans la deuxième génération qui ne peut pas interroger sur ces événements traumatiques tant la douleur est vive. Ce sera souvent à la troisième génération de poser les questions. Pour la Shoah par exemple, on commence à se rendre compte que la première génération a subi, que la deuxième génération a vécu dans le silence, que la troisième a posé les questions et que la quatrième subit encore ce choc initial. Cette notion de transmission dans le temps et dans les générations ne signifie pas qu’il y ait les mêmes troubles ou la même douleur dans chaque famille, mais que des traces persistent et peuvent nécessiter une prise en charge.

Comment les enfants sont-ils impliqués dans ces deuils ?

Je ne suis pas spécialiste de la question, mais je peux apporter quelques pistes. Pendant la 1ère guerre mondiale, on a beaucoup parlé des morts aux enfants, avec l’idée, en France par exemple, que ceux qui avaient perdu un père au front formeraient une élite parce que engendrés par des combattants d’élite, des héros tombés à la guerre. Ces morts ont été mis en avant, exemplifiés, ce qui est hautement traumatisant parce qu’ensuite, il faut être digne du héros, au point même de ne pas pleurer sa perte : cela rend le deuil impossible pour les enfants, et c’est une pression atroce. Dans certains contextes génocidaires, le deuil des enfants est rendu particulièrement difficile du fait de l’absence de survivants. Au Rwanda notamment, il n’y a eu personne pour leur parler. Les enfants qui ont survécu au génocide ont été très largement livrés à eux-mêmes, avec la création de familles d’enfants, et même de villages d’enfants. Ils se sont débrouillés entre eux, parfois sans aucun souvenir de leurs parents. La coupure de la filiation a été radicale. Il reste très difficile de savoir comment ils ont vécu leur deuil parce qu’il n’y avait personne avec eux pour le dire, mais la problématique du sens et l’impuissance, puis l’impossibilité d’accompagner et d’être accompagné ont été des facteurs de souffrance psychique extrême.

Comment rendre compte, dans l’enseignement, des morts et des deuils que créent les violences de masse, au-delà de la réalité numérique des chiffres, qui peut parfois paraître abstraite ou insignifiante ?

Tout se transmet, d’une certaine manière, « tout seul », dans une famille par exemple, même quand rien est dit : “ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut pas le taire” (Jean-Max Gaudillière). Dans Retour à Lemberg (Philippe Sands) par exemple, le petit-fils finit, « par hasard » à se relier à l’histoire de son grand-père qui ne lui a jamais parlé de la manière dont les siens avaient été exterminés en Pologne.

Il y a une difficulté réelle autour de cette question de la transmission. Est-ce qu’il faut transmettre ? Comment ? On entend de nombreux discours sur l’importance de la transmission, sur la nécessité de connaître le passé pour ne pas en reproduire les fautes, sur le “devoir de mémoire”, etc. Je suis opposé à cette notion de “devoir” de mémoire, cette volonté désarmante de transmettre, comme si seule la transmission empêcherait la réitération. Je n’y crois pas, parce que pour que cette transmission soit opérante, fonctionnelle, performative, il faut que ceux à qui l’on transmet considèrent les victimes comme « leurs » victimes. Or cela n’est pas toujours le cas. Iannis Roder[1], par exemple, a réfléchi à cette problématique dans l’enseignement de la Shoah face auquel bon nombre d’élèves semblent montrer un désintérêt ou une forme de refus. Comment, dès lors, redonner un sens à la transmission ? Recontextualiser politiquement la Shoah et en passer par les bourreaux apparaît ici essentiel pour qu’il soit clair au moins que nul ne peut se ranger du côté de ces derniers. La transmission n’a aucune automaticité… Un objectif de transmission trop martelé peut même être contre-productif parce que forcé.

Que permet et que favorise l’enseignement sur les violences de masse ?

Il est contre-productif de transformer l’Histoire en leçon de morale. S’il y a un certain « devoir d’histoire », il n’y pas de “devoir” de mémoire et chaque génération aura à s’approprier l’Histoire selon ses propres questionnements. Au vu de la montée actuelle de l’antisémitisme, est-ce que l’enseignement de la Shoah, bien plus développé que lors de ma propre jeunesse scolaire, a par exemple provoqué une contre-réaction ? Il ne le semble pas…

Par ailleurs, quand on enseigne les violences de masse, il faut accepter d’en passer par les faits de la violence : cela n’est pas agréable à entendre parce qu’il y a une part d’obscénité dans la violence extrême – obscène vient d’ailleurs du latin obscenus, qui signifie « de mauvaise augure ». Quand on entre dans ce domaine, on « annonce » nécessairement quelque chose qui peut provoquer un rejet, avec comme question sous-jacente : est-ce que celui qui nous parle cherche à nous instruire ou, de manière perverse, à nous troubler ? Le chemin est étroit entre l’euphémisation des violences de masse et l’entrée dans des détails souvent extrêmement signifiants, mais qui font entrer tout propos dans une dimension où on ne peut pas contrôler sa réception.


[1] Iannis Roder, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Editions Odile Jacob, 2020.