Réalité universelle et incontournable, la mort est pourtant loin d’être aisée à définir, et cette définition fait même encore l’objet de débats scientifiques. Evènement biologique avant d’être social ou psychologique, la mort a fait l’objet d’une appropriation progressive au gré du développement humain et d’une domestication précoce par le biais de rituels. Chassée de l’Occident, elle continue d’être une réalité abrupte et le retour à une approche humanisée de celle-ci n’est que relativement récent…

L’éclairage de Marie-Frédérique Bacqué, professeure des universités en psychopathologie clinique à Strasbourg, directrice du Centre international des études sur la mort et rédactrice en chef de la revue « Études sur la mort ».

 

La mort est d’abord biologique avant d’être sociale ou psychologique

La mort est la fin de tout être vivant. La plupart des espèces vivent pendant un temps moyen connu, de quelques jours à une durée considérée comme étonnante, dans le cas de certaines espèces de tardigrades[1] qui survivraient en cryptobiose plus de trente années.

La sexuation qui permet la reproduction semble le processus de l’évolution qui compense la mortalité des individus. Depuis Darwin, il est admis que l’évolution des espèces résulte de leur mortalité. Si les êtres vivants étaient immortels, ils ne pourraient pas s’adapter aux changements des conditions de vie terrestres.

Parmi les espèces, seules les espèces humaines comme Neanderthal et Sapiens ont conscience de la mort

Parmi les espèces, seules les espèces humaines comme Neanderthal et Sapiens ont conscience de la mort. Les autres animaux peuvent sentir le danger et percevoir la détresse d’un congénère en train de mourir. Certaines espèces sont altruistes comme les rats, les cétacés et les primates, les autres peuvent parfois s’entre-aider. Cependant lorsque la mort survient à un proche, les herbivores l’abandonnent, sauf les éléphants qui recouvrent le mort de branchages. Cependant, les animaux ne mettent pas en place de comportements autour des morts ; une mère chimpanzé peut tenter d’allaiter pendant un certain temps son petit mort. Elle laissera son corps dès que celui-ci verra la putréfaction supplanter son empreinte olfactive.

Une archéologie de la mort

Les recherches paléontologiques ont trouvé des restes humains qui ont fait l’objet d’un traitement post-mortem datant d’au moins 100 000 ans. Les positions des corps, l’adjonction d’objets, de plantes ou de pierres montrent que les contemporains de ces personnes ne les ont nullement livrées à elles-mêmes, mais au contraire ont entouré leur corps d’éléments susceptibles de servir de nourriture ou d’armes. Les tombes plus élaborées retrouvées lors des premières périodes historiques concernent les puissants de chaque population. L’Égypte ancienne regorge de momies d’humains et d’animaux qui montrent une généralisation de la conservation des corps et de la réalisation de tombeaux. Les grands sites mégalithiques comme Stonehenge (érigé entre -2800 et -1100, du néolithique à l’âge du bronze), la plus ancienne pyramide égyptienne (celle du pharaon Djoser à Saqqara) vieille de 4700 ans, les soldats de terracota de Xi’an en Chine (autour de -200 avant notre ère), célèbrent la mort de leur hôte et la rappellent toujours aujourd’hui.

Devant la mort, les humains ne cessent de lutter contre la déchéance, la décrépitude et la décomposition

En contemplant les restes archéologiques encore préservés aujourd’hui, l’intérêt des humains pour la mort est évident. Mais si les puissants du monde font construire des mausolées spectaculaires, il s’agit d’un « écran » au fait qu’eux aussi subissent le sort commun de tous les vivants. Devant la mort, les humains ne cessent de lutter contre la déchéance, la décrépitude et la décomposition. La momification conserve les corps durant des millénaires, les squelettes peuvent être enterrés des centaines de milliers d’années et, depuis l’invention de l’écriture (autour de 3300 avant notre ère), le nom des morts est colporté et constitue la mémoire de l’humanité. Avant l’écriture, il est difficile d’interpréter les figurations humaines (en Europe, elles sont repérées au Paléolithique supérieur, entre 17 000 et 12 000 avant notre ère), elles ne désignent pas l’humain mort, mais plutôt en action, y compris d’être tué.

La mort a longtemps été interprétée comme venant de l’extérieur : on ne mourait pas, on était tué, et c’était glorieux

La mort a longtemps été interprétée comme venant de l’extérieur : on ne mourait pas, on était tué, et c’était glorieux. Cependant, la malnutrition et les maladies tuaient beaucoup plus sûrement que les conflits et donnaient lieu à des cérémonies funéraires y compris pour les plus petits[2]. Toutefois, les sources historiques mentionnent les tombes de personnes de haut lignage. Les serfs, les esclaves, les prisonniers devaient être enterrés ou brûlés sans traces sauf accidentelles.

Le groupe humain lutte contre la mort

La meilleure façon de lutter contre la mort a consisté à célébrer le mort au temps présent, puis à laisser son corps se dégrader à l’abri des regards, enfin à le transcender grâce à un monument pérenne. La cérémonie transitoire était en général répétée lors des dates anniversaires de la mort ou lors des fêtes des morts, sans doute associées aux saisons, en particulier au solstice d’hiver[3]. Les grandes religions ont repris ces dates particulières parce qu’elles étaient synonymes d’angoisse et même d’une peur profonde. Le réconfort apporté par les cérémonies consiste d’abord à « relier » les individus (religere en latin est à l’origine du mot religion), en les invitant à « former un groupe » collectivement contre l’entropie de la mort, c’est-à-dire le chaos de l’ordre social.

Trop de morts a chassé la mort des sociétés occidentales

Avec l’Histoire et l’amélioration de la condition humaine en moyenne, la mort s’est peu à peu éloignée des questions quotidiennes. Mais progressivement, les guerres ont entraîné des populations croissantes. Les deux guerres mondiales ont été si dévastatrices que la mort a été recluse à l’extérieur des cités, cachée de la vue, non dite aux enfants, négligée dans sa représentation symbolique. Pour Philippe Ariès, la mort est devenue individuelle et concernerait aujourd’hui essentiellement la « mort du moi ». Or, la mort de soi est une énigme car selon les épicuriens, il est impossible de savoir à l’avance ce que sera sa mort et, lorsqu’on y sera, il sera trop tard pour une prise de conscience ou de recul. La mort a donc été déplacée sur la maladie (et donc la médecine sommée de « progresser ») et sur le vieillissement, frappé d’opprobre. La mort est devenue une réalité abrupte, sur laquelle, selon Louis-Vincent Thomas, l’homme achoppe toujours.

Le retour à une approche humanisée de la mort date des soins palliatifs en Occident

Le retour à une approche humanisée de la mort date des soins palliatifs en Occident. Le développement des antalgiques a permis de consacrer plus de temps et d’énergie à l’accompagnement du mourant. La question de la mort se pose maintenant pour abréger une vie trop longue ou trop douloureuse. L’euthanasie ou le suicide assisté provoquent des débats au point que des lois soient nécessaires. Le deuil fait l’objet de soins et d’assistance. La mort a plus changé depuis les années 1970 que pendant les millénaires précédents. La mort révolte les plus jeunes, mais elle retrouve une certaine sérénité dans les approches des sciences humaines. Le chemin est encore long vers l’acceptation de ses limites par Homo Sapiens…

[1] Tsujimoto, M.; Hilmura, S.; Kanda, H. (2016) Recovery and reproduction of an Antarctic tardigrade retrieved from a moss sample frozen for over 30 years. Cryobiology, 72, 1: 78-81.

[2] Bacqué M-F, Sani L., Rauner A.,Losson A., Merg-Essadi D., Guillou P. (2018) Mort périnatale et d’un jeune enfant. Histoire des rites et des pratiques funéraires en Europe issus de l’expression affective et sociale du deuil. Seconde partie : des Lumières à aujourd’hui. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence 66 : 248-55. & Bacqué M-F, Sani L., Rauner A.,Losson A., Merg D., Guillou P. (2018) Mort périnatale et d’un jeune enfant. Histoire des rites et des pratiques funéraires en Europe issus de l’expression affective et sociale du deuil. Première partie : de la Préhistoire aux Lumières. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence 66: 240-47.

[3] Leguay D. (2002) La face cachée d’Halloween, Paris, Editions Le Cerf.