Le suicide est quelque chose de délicat dans notre société où, pendant des millénaires, il fut associé à l’arrivée dans les Enfers et à la non-reconnaissance de cette mort particulaire par les Eglises et religions. Or le suicide reste un acte dans la vie, et la vie ne punit pas. Nous ne savons pas exactement le rapport entre l’intentionnalité et l’acte du suicidé. Nous devons donc être mesuré, doux, empathique devant quelque chose qui nous déchire.

L’éclairage d’Eric Dudoit, psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, responsable de l’unité de soins et de recherches sur l’esprit et de l’unité de psycho-oncologie au service d’oncologie médicale et de soins palliatifs des Hôpitaux Universitaires de Marseille.

 

Le suicide réactive notre propre culpabilité et renvoie aux moments les plus archaïques de la constitution du surmoi

Il est toujours très délicat d’avoir un proche qui se donne la mort car cela réactive notre culpabilité, une culpabilité qui a été construite en notre enfance par le complexe d’Œdipe et réactivée au moment de l’adolescence. Ainsi le suicide nous renvoie aux moments les plus archaïques de la constitution du surmoi, c’est-à-dire de la discrimination entre le réel et le rêve, entre le vrai et le faux.

Une prise de position absolument irrévocable

Pour les adolescents, il renvoie à quelque chose de l’ordre d’une prise de position absolument irrévocable ou comme un appel en une aide qui pourrait venir du dehors. Nous nous sentons tous coupable du suicide d’un proche. Il n’y a pourtant pas de rapport effectif entre notre comportement et le fait que quelqu’un mette un terme à sa vie, en cette vie. En fait, il réactive de façon brutale ce que nous avons d’abord conçu comme ce qui était de l’ordre de la vie et de la mort, le suicide est donc le point d’acmé de la mort.

Une tentative de maîtrise de la mort, beaucoup plus qu’une démission de la vie

Il est, par certains aspects, une tentative de maîtrise de la mort, beaucoup plus qu’une démission de la vie. Ainsi par certains, il peut être perçu comme un acte héroïque, voire un acte courageux, alors que par d’autres il sera perçu comme la pire des lâchetés.

Le secret de la personne qui a commis cet acte de suicide reste au cœur du silence qu’il laisse

Ici, nous n’y verrons aucun des deux, car il ne nous appartient pas de juger l’intention d’un être humain mais d’en comprendre un petit peu peut-être la motivation. Mais rappelons-le encore une fois cela ne reste que des hypothèses ; et à jamais le secret de la personne qui a commis cet acte de suicide reste au cœur du silence qu’il laisse.

Le retournement d’une haine envers soi-même ou l’impossibilité de vivre avec un tiers perdu

Souvent la colère et la haine que nous rencontrons à travers des événements ou autres ne peuvent s’exprimer autrement que dans le retournement de cette haine envers soi-même et nous conduit irrévocablement au suicide. En d’autres endroits, le suicide est juste le fait qui nous est impossible de vivre avec un tiers perdu. J’en veux pour preuve l’histoire de cet enfant de 12 ans qui s’est mis sur les rails attendant le train et la mort parce que sa petite amie l’avait quitté. Sa mort aussi terrible soit-elle, rappelle les moments pulsionnels importants que nous éprouvons, que cela soit des moments amoureux ou que cela soit à la fois des moments de désespérance ou de douleur intense, tous les poètes vous en parleront.

Une idéalisation de sa vie dans l’au-delà

Le poème « L’Albatros », de Baudelaire peut être une tentative de nous dire comment certains enfants ou certains adolescents vivent le fait d’être majestueux dans les cieux, dans leur imaginaire alors qu’ils sont tout autre dans la réalité sociale. Ce qui conduit peu ou prou à une désespérance de soi, à un rejet de soi qui vient à point nommé dans le suicide.

Le point final de la vie parce que l’honneur vient à manquer

Le suicide peut être compris aussi comme étant irrémédiablement le point final de la vie parce que l’honneur vient à manquer. Dans l’histoire, les kamikazes, les guerriers, les Templiers et autres ont montré que face à la vie qui « tournait mal », il n’y avait d’autre solution que la fin de celle-ci. Peut-être certains jeux vidéo ou autres rappellent ces phénomènes-là, en rendant plus présent la possibilité d’en terminer avec la vie. Sachant que dans la plupart des jeux de rôles nous avons plusieurs vies.

Eviter une lecture trop morale des évènements

Quoiqu’il en soit, rappelons-nous que nos actes sociaux ou intimes sont largement conditionnés par l’entremise de l’instruction que nous avons reçue. Ainsi il me semble extrêmement important pour éviter ce genre de « déboire » d’apprendre ce qu’est la vie, la mort et d’en méditer le sens et l’essence.

Parler du suicide, c’est pouvoir non pas le rendre réel mais pouvoir exploiter la puissance de l’imaginaire

Il n’y a cependant aucune réelle éducation qui pourrait éviter le suicide d’un tel ou d’un tel. Mais parler du suicide, c’est énoncer la possibilité de cet acte, c’est pouvoir non pas le rendre réel mais pouvoir exploiter la puissance de l’imaginaire pour pouvoir appréhender quelque chose qui, de manière culturelle, j’allais dire presque génétique, renvoie à l’horreur de l’horreur. Ainsi, la parole, le conte ou l’écriture peut renvoyer à une tentative d’explication, une tentative de donner du sens qui va alléger la peine de nos enfants ou de nos adolescents face à un parent ou un proche qui a mis terme à sa vie.

Le plus compliqué sera de pouvoir entendre la culpabilité de l’autre

Le plus compliqué sera de pouvoir entendre la culpabilité de l’autre, l’entendre réellement, quand bien même cela serait imaginaire et hors de toute raison. L’entendre jusqu’au bout pour non pas contre carrer avec des arguments raisonnables ce que l’autre dit mais pour en faire l’expérience avec lui, c’est-à-dire l’écouter jusqu’à l’émotion extrême. Rappelons-nous que seule l’expérience à la première personne peut nous conduire à la résilience au travers les mots qui sont énoncés.

On ne raisonne pas avec le suicide, le suicide n’est pas immoral il est amoral

On ne raisonne pas avec le suicide, le suicide n’est pas immoral il est amoral. Ainsi nul besoin de raison ni de commentaire philosophique : ce qui a de plus important est l’écoute, la sagesse, le silence, la compréhension, non pas au sens intellectuel mais au sens existentiel et phénoménologique, de ce qu’un acte aussi terrible que celui-ci peut énoncer au cœur de la vie. Et, peut-être vais-je vous choquer, mais certains ont besoin de maîtriser leur fin, comme ils ont eu besoin toute leur vie de maîtriser leur acte, pour autant cela n’en fait pas des mécréants.