Récits de leur terreur enfantine de la mort, questions métaphysiques sur « l’après », expériences complexes du deuil… Si les questionnements des adolescents autour de la mort ne manquent pas, la philosophie peut constituer un espace propice pour les prolonger et les étayer. Mais la philosophie peut-elle réellement nous aider face à la mort ? Et d’ailleurs, faut-il méditer sur la mort ou sur la vie ? Et comment inviter les adolescents à partager ces questionnements ?

LE REGARD DE Marie-France Hazebroucq, professeure agrégée de philosophie, et directrice, après une carrière d’enseignante en terminale et en classe préparatoire, de la collection « Philo ado » aux Editions de l’Echiquier.

Penser le sens de notre mortalité

« Philosopher à propos de la mort, ce n’est pas penser à la mort, c’est tenter de penser le sens de notre mortalité, et c’est fort différent ! Cette différence est manifeste chez Montaigne, entre ce qu’il écrit dans le premier livre des Essais et ce qu’il dit dans le troisième livre vingt ans plus tard : il reprend au départ la tradition philosophique, héritée notamment des épicuriens et des stoïciens, qui considère que philosopher peut aider à nous consoler d’être mortel, voire peut nous rendre indifférent à la mort et même heureux parce qu’on ne la craint pas, et non pas malgré cette peur ou contre elle. Puis, réalisant que des générations d’êtres humains « qui ne savent ni Aristote ni Platon » sont parvenus à « passer la mort sans alarme et sans affliction », Montaigne renverse le postulat : non, mourir, ça ne s’apprend pas ! Philosopher sur la mort, ce n’est pas s’y préparer, ce n’est pas y penser tout le temps, car cela « trouble la vie », il s’agit plutôt de méditer sur la vie. Si la philosophie ne nous est guère utile pour « savoir mourir »,  elle peut être un recours quand il s’agit de réfléchir sur ce que c’est que « savoir vivre ».

Réfléchir sur le sens que revêt notre existence compte-tenu de notre finitude

S’il n’y avait pas la mort, peut-être n’aurait-on pas à philosopher, on pourrait alors se contenter de vivre. Cela ne veut pas dire que la mort soit en elle-même un problème philosophique. Elle se transforme en problème philosophique quand on s’en donne une définition : par exemple, la mort est « séparation de l’âme et du corps » ; ou bien quand on réfléchit sur la définition de la mort dite « cérébrale ». La mort fait peur : non pas tant parce qu’elle est un  mystère impossible à percer – « la mort ne fait pas comprendre la mort » nous dit Jankélévitch -, mais surtout parce qu’en elle se condense toute l’angoisse d’exister : à quoi bon vivre si l’on doit mourir ? Philosopher à propos de la mort consisterait donc à réfléchir sur le sens que revêt notre existence compte-tenu de notre finitude. Face à cela, à gros traits, deux perspectives sont possibles – soit cela fait de nous des « êtres-pour-la mort », comme l’indique Heidegger, et il nous faut l’assumer chacun pour soi, soit l’on peut choisir une voie plus sartrienne, qui considère que la mort survient « par-dessus le marché », quelle que soit la manière dont on l’aborde,  et n’appartient pas stricto sensu à notre existence.

Partir de situations concrètes, d’exemples tirés de livres ou de films

Avant de rédiger mon livre Mourir (Editions de l’Echiquier, 2015), j’ai rencontré quelques adolescents pour discuter avec eux au sujet de la mort. Leurs questions et leurs remarques allaient du récit de leur terreur enfantine vis-à-vis de la mort, de la leur comme de celle de leurs proches, aux questions métaphysiques de « l’après », en passant par leur goût du « gore », leur expérience du deuil et le souci de ce qu’il adviendra d’eux une fois disparus. Parmi leurs interrogations, la question « que devient-on après la mort ? » est souvent revenue. Elle invite à méditer sur les deux seules réponses possibles : soit l’on devient un autre – une âme, une réincarnation -, soit l’on devient quelque chose d’autre – de la poussière, des cendres, des atomes. Un choix loin d’être facile à faire ! Pour parvenir à de telles réflexions, il faut y aller progressivement : j’ai recours dans mon livre à bon nombre d’exemples de situations concrètes, tirées de romans ou de films, pour en extraire des questions, un problème, et convoquer ensuite tel ou tel philosophe pour éclaircir les idées.

Appréhender plus aisément le deuil, dans une société qui le nie

S’il faut faire un sort à l’idée que la philosophie nous apprendrait à mourir, philosopher peut toutefois aider les adolescents à appréhender ce que veut dire « être en deuil ». Nous vivons dans une société qui ne nie pas tant la mort que le deuil. Les jeunes ont bien conscience que le deuil est devenu quelque chose d’intime, de privé. Ils se posent pourtant la question de ce qu’il restera d’eux après la mort, des traces éventuelles qui resteront d’eux, ce qui renvoie plus généralement à la question de la manière d’honorer les morts. Dans son Journal de deuil (Editions du Seuil, 2009), Roland Barthes montre combien les sociétés, par le passé, avaient réussi à canaliser le deuil en le prenant en charge par des rites et des coutumes, en en permettant l’expression sociale, une certaine extériorisation publique. Or, dans une société comme la nôtre, qui ne pourvoit plus à cette symbolisation, c’est à chacun de se débrouiller avec : le deuil devient ainsi « l’accomplissement de l’intériorité absolue », explique Barthes. La philosophie peut alors aider les jeunes à penser ce sentiment de perte, à analyser ce que devient le deuil dans nos sociétés contemporaines, mais aussi à être critique face à des expressions comme  « faire son travail de deuil ». Bien sûr, on ne fait pas son deuil comme on fait ses courses, c’est même plutôt le deuil qui travaille en chacun de nous quand nous subissons la perte d’un être cher.

In fine, interroger notre désir d’immortalité

Quel que soit l’âge, on n’aime pas parler de la mort. Quand on est jeune, on a bien le temps d’y penser, on a la vie devant soi,  « on ne voit point de terme à sa durée », comme le dit si bien Diderot ; est-ce plutôt une préoccupation à avoir quand on est vieux ? Alors, ne sachant pas la date de notre mort, « on se berce en tremblant d’une espérance qui se renouvelle de jour en jour ». À l’âge mûr, on ne veut pas croire en notre mortalité, « on fait semblant de douter si l’on meurt ». Désirons-nous alors être immortels ? Je pense qu’on peut initier une réflexion sur une forme moderne de ce désir, le transhumanisme, à partir du film Avatar de James Cameron. Dans ce film, avec les personnages du colonel Quaritch et de Jake Sully, on a deux images de corps augmenté grâce au couplage de l’humain avec des machines. C’est parce que nous avons un corps fragile, périssable que nous sommes mortels ; nous voudrions trouver le remède à cette vulnérabilité, nous souhaiterions comme disait Descartes avoir un corps « d’une matière aussi peu corruptible que les diamants ». Est-ce bien raisonnable ? Philosopher à propos de la mort, c’est peut-être reconnaître « le fardeau et la grâce d’être mortel », selon la formule de Hans Jonas. »