Et si la mort, loin d’être cet état soudain nous prenant par surprise et signant la fin de notre existence, contribuait bien au contraire continuellement et inlassablement à forger le vivant ? C’est la piste sur laquelle nous emmènent de fascinantes recherches en biologie sur la mort cellulaire programmée…

LE REGARD DE Abdel Aouacheria, docteur en biologie et chercheur au CNRS, spécialisé dans l’étude de la vie et de la mort cellulaire, et co-auteur de La biopolitique vue du cinéma (Editions L’Harmattan, 2018).

La mort, terme d’un cycle vital, mais aussi processus interne au vivant

« Pour un biologiste comme pour tout un chacun, la mort c’est d’abord le terme d’un cycle vital, le point final d’une érosion de nos organismes (le vieillissement), le terme d’un processus pathologique (la maladie) ou le fruit du hasard (un accident). Cela nous ramène donc in fine à cette idée de finitude de la vie humaine, en lien avec l’idée (abstraite) de sa propre disparition mais aussi avec la notion (bien réelle cette fois-ci) de la perte d’autrui. Mais la biologie, poussée par certaines recherches entamées dès le 19e siècle, conçoit également la mort comme un processus interne au vivant, qui accompagne et peut servir la vie, qui participe à « sculpter le vivant », pour reprendre la belle expression de Jean-Claude Ameisen[1] : c’est le principe de la mort cellulaire programmée, ou apoptose. Il s’agit d’un processus physiologique, génétiquement programmé, d’autodestruction des cellules dans le corps. Il permet à l’organisme adulte de garder un contrôle sur le nombre de cellules qui le composent, tout en étant crucial au bon développement de l’embryon et du fœtus, à la formation du cerveau ou encore au fonctionnement du système immunitaire.

Nous sommes, tels des phénix, en permanente régénération

L’apoptose témoigne du fait que nos corps sont en perpétuelle recomposition : si nous avons l’illusion d’être pérennes et de ne pas changer, nous sommes en fait tels des phénix, en permanente régénération. Les processus de mort cellulaire (car il y en a plusieurs) sont vitaux pour l’organisme, et, lorsqu’ils ne fonctionnent plus normalement, on observe souvent un état pathologique associé. Par exemple, les pathologies dégénératives, comme la maladie d’Alzheimer ou l’accident vasculaire cérébral, sont caractérisées par un excès de mortalité cellulaire. A contrario, dans le cas du cancer, la plupart des cellules tumorales ne sont plus capables de s’autodétruire et ne font alors que se multiplier. Comme elles ne meurent plus, elles peuvent proliférer dans des territoires du corps qui leur sont normalement interdits (formant alors des métastases) et devenir résistantes aux traitements.

Expliquer le « gain par la perte » aux enfants

Pour expliquer l’importance de la mort cellulaire aux enfants, je prends souvent l’exemple du fœtus présent dans le corps de la maman : les pieds et les mains de l’organisme en formation sont palmés, ils nous font penser à un canard. Or, quand le bébé naît, on voit bien que ses mains et ses pieds ont des doigts et des orteils bien individualisés : les cellules interdigitales, qui se trouvent entre les doigts et les orteils, se sont suicidées, fabriquant ainsi la forme anatomique que l’on connait. C’est ce que certains philosophes ont appelé « le gain par la perte » ou « la soustraction créatrice ».

Des découvertes scientifiques réalisées à travers des observations faites sur la chute de la queue du têtard et la métamorphose de certains insectes

Ces évènements de mort cellulaire ont été observés initialement en étudiant la chute de la queue du têtard et la métamorphose de certains insectes : on a alors trouvé que certaines cellules, en disparaissant, pouvaient jouer un rôle lors de la transformation morphologique de ces espèces. Même si ces découvertes ont suivi de près l’avènement des premiers microscopes, qui permettaient (enfin) de voir les cellules, on a toutefois longtemps apparenté ces processus de mort cellulaire à des accidents, à des artefacts de préparation ou d’observation. Du fait de ce « déni », on peut dire que la mort cellulaire programmée a été découverte et redécouverte plusieurs fois ! Il a fallu attendre plus d’un siècle pour que le phénomène soit pleinement reconnu, suite à la collecte de nombreuses données dans divers systèmes biologiques. Le mot « apoptose » (en référence à la chute des feuilles à l’automne) n’a été proposé que de manière relativement tardive, au début des années 1970. Ce sont ensuite grâce à des recherches sur un tout petit ver transparent d’un millimètre – au doux nom de Caenorhabditis elegans ! – que l’on va mettre en lumière la programmation génétique de la mort cellulaire et la cascade de gênes contrôlant l’apoptose. Parmi les 1090 cellules produites par ce ver, 131 se suicident au cours du développement embryonnaire, toujours au même endroit et au même moment. Fait remarquable : les gènes (environ une dizaine) contrôlant cette mort cellulaire stéréotypée sont tous présents chez l’humain (qui en compte d’autres en plus). John Sulston, Sydney Brenner et Robert Horvitz recevront le Prix Nobel de médecine et de physiologie en 2002, en récompense pour leurs travaux.

Des recherches utiles à la lutte contre le cancer

Les biologistes découvrent peu à peu que les mécanismes de la mort cellulaire sont multiples, plus hétérogènes entre espèces vivantes que ce que l’on avait d’abord pensé (l’espèce humaine ayant tendance à se considérer comme « la mesure de toutes choses »), et loin d’être réductibles à une dichotomie entre apoptose (le suicide cellulaire, programmé génétiquement) et nécrose (la mort cellulaire par accident ou par meurtre, celle que l’on retrouve par exemple sous l’effet d’un coup de soleil ou de produits toxiques). A ce jour, il existe une quinzaine de types de mort cellulaire, dont par exemple celle avec autophagie, une voie par laquelle certaines cellules s’auto-digèrent, ou encore la charontose (nommée d’après Charon, le passeur des âmes de la mythologie grecque). Les chercheurs s’emploient également peu à peu à trouver des molécules qui vont bloquer (dans le cas des maladies impliquant un excès de mort cellulaire) ou induire (dans le domaine de la recherche contre le cancer notamment) la disparition de certains types de cellules. Quand on traite les cellules d’un cancer, souvent on ne les tue pas directement, mais on les force à se suicider, ce qui suppose de trouver des molécules qui activent ou restaurent leurs mécanismes d’autodestruction. On peut aussi chercher à tuer les cellules des vaisseaux sanguins qui entourent les tumeurs, pour les priver de nourriture et d’oxygène.

Des découvertes qui viennent questionner la définition de la vie et de la mort

Plus largement, ces découvertes viennent questionner la définition du vivant et de la mort. Nos sociétés occidentales ont cherché à essentialiser la mort, c’est-à-dire à définir des critères permettant d’objectiver un état de mort par opposition à un état de vie. Or les recherches en biologie et en médecine (qui croisent par ailleurs les champs de l’évolution, de l’écologie, de la philosophie des sciences et de la bioéthique) montrent à quel point ces critères peuvent être instables ou arbitraires. De plus, le même terme de « mort » est utilisé pour rendre compte tantôt d’un processus (le fait de mourir), tantôt d’un état (être mort) ou encore d’un évènement (le fait qu’il y ait eu disparition), recouvrant ainsi des réalités distinctes. Par effet de miroir, cette interrogation sur la mort pose également la question du seuillage entre vivant et non-vivant. Chez les végétaux qui se bouturent, comme les fraisiers ou le bambou, ou chez les virus (qui sont des parasites obligatoires), la notion d’individu est beaucoup plus diffuse, et il est difficile de savoir où se place alors cette frontière entre la vie et la mort. Certains biologistes tendent même à discréditer cette césure entre vie et mort, et émettent la thèse qu’il il n’y a pas de seuil entre vie et non-vie, mais que l’on a plutôt à faire à un continuum. Thomas Heams[2] parle ainsi d’infravies, pour souligner le fait qu’il y aurait un vivant sans frontière, susceptible d’aller des cristaux jusqu’à la vie des idées… »


[1] Jean-Claude Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice (Editions du Seuil, 1999)

[2] Thomas Heams, Infravies. Le vivant sans frontières (Editions du Seuil, 2019)