LE REGARD DE Jean-Yves Hayez, psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur émérite à la Faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain (Belgique), et co-auteur notamment de La parole de l’enfant en souffrance (Dunod, 2010).

Quand il y a deuil compliqué, la réaction intérieure et comportementale est plus intensément ou/et plus longuement pénible que dans le deuil normal, pourtant déjà marqué par une étape de souffrance. Quand une telle désorganisation existe de façon durable et parfois définitive, on dit que le deuil est pathologique. Beaucoup plus rarement, le deuil pathologique peut être bref, dans le décours proche du décès, et aboutir à un geste extrême (suicide, meurtre…).

Déclarer qu’un deuil est compliqué ou pathologique repose en partie sur la subjectivité de l’observateur. Ces états s’étayent probablement sur des fragilités préexistantes de la personnalité. Il existe également assez souvent des influences réciproques entre ce que vit l’enfant et ce que vivent ses proches toujours en vie ; les vécus de l’enfant sont alors soit similaires à ceux de l’adulte (par exemple, dépression familiale), soit répondant à l’attente plus ou moins consciente de l’adulte (par exemple, culpabilité de l’enfant et culpabilisation par l’adulte), soit en réaction si pas en opposition (agressivité de l’enfant et deuil vite fait chez l’adulte). Ces états de deuil ne sont en outre pas exclusivement provoqués par la mort physique d’un être investi. On peut les retrouver, identiques dans leur structure et leur expression, chaque fois que l’être humain vit une séparation – voire d’autres modifications du lien – comme une mort, c’est-à-dire comme une perte irréversible (ce qui peut être le cas dans certains déménagements ou séparations parentales).            

Le deuil pathologique peut se décomposer en différents vécus : vécu dépressif, vécu anxieux, etc. ; par « vécu », il faut entendre l’ensemble logiquement structuré des émotions, représentations mentales, idées et comportements exprimant un état du moment de la personnalité comme la dépression, l’angoisse… Ces différents vécus ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Ils sont susceptibles de coexister et de se compléter, à l’instar des taches d’un tableau impressionniste. Tous ces vécus peuvent faire partie du processus de deuil normal, mais alors transitoirement et avec une intensité modérée. C’est seulement leur longue durée et leur exacerbation qui fait penser – avec prudence – que le deuil pourrait être compliqué ou pathologique.         

  • Le vécu d’apparente impassibilité

Certains enfants sont capables d’un refoulement- voire d’un déni – puissant et durable de ce qu’a été le lien avec le défunt, comme si celui-ci n’avait jamais existé : plus de représentations mentales ni de questionnements pénibles autour de sa disparition ; dans le champ des émotions, ils se montrent froids et impassibles. Ils n’évoquent jamais ou quasiment jamais le nom du disparu, les circonstances de sa mort, et ce qu’était la relation avec lui. Autour d’eux, on ne l’évoque jamais non plus, l’attitude de ces enfants étant largement en miroir avec celle de l’entourage.

Sur le plan comportemental, ils vivent un quotidien sans joie. On assiste à un certain dessèchement de leurs projets, de leurs relations aux autres et de leur expressivité émotionnelle. Ils deviennent de plus en plus des enfants solitaires et opératoires – au sens de la pensée opératoire.

Pourquoi être préoccupés par cette manière de réagir à la mort ? Parce que, pour maintenir le refoulement, le système défensif de l’enfant déborde dans d’autres domaines : par exemple, l’enfant inhibe sa curiosité intellectuelle, la créativité vagabonde de sa pensée, il ne prend plus le risque de communiquer, ni celui de vivre ses émotions dans la relation à autrui, puisque, une première fois, cela l’a conduit à la souffrance de la perte, et que, pour survivre, il a dû tout évacuer de son champ de représentations.

  • A l’inverse, beaucoup parmi les enfants dont le deuil est pathologique restent trop longuement envahis par des pensées et des affects pénibles.      

Sans que ces thèmes soient exclusifs les uns des autres, ces émotions et représentations mentales difficiles portent en proportions variables sur : la perte, l’absence, le manque, la possible agression de soi, les fautes que l’on a peut-être commises, l’indignité qui pèse sur la famille. Ces enfants sont donc inondés, en proportions variables, par la dépression, l’angoisse, la culpabilité, la colère ou/et la honte.

Il y a d’abord le vécu de manque, d’abandon ; la grande tristesse, la dépression

  • Certains, surtout les grands enfants et les adolescents, restent longuement fixés à cette toute première phase du travail du deuil qu’est la souffrance de la perte, la douleur morale ressassée autour de l’absence de l’être aimé, incompréhensible pour le cœur. Etat dépressif parfois bruyamment manifesté, plus souvent vécu dans l’isolement farouche, avec mise à distance agressive de ceux qui essaient de s’approcher, comme s’ils pouvaient voler ce trésor douloureux de la souffrance entretenue pour l’absent.
  • Cet état dépressif comporte souvent des signes cliniques peu spécifiques : troubles de l’alimentation et du sommeil ; douleurs migrantes ; perte d’intérêt pour les projets de vie ; incapacité de trouver du plaisir autour de soi ; manque de tonus, laisser-aller et chutes de toutes les performances, etc. D’autres régressent plus ou moins intensément vers une manière « bébé plaintif » de se comporter. De la sorte, ils demandent encore amour et pitié, en abandonnant les dimensions les plus mûres et les plus autonomes de leur développement.
  • Une minorité de ces enfants dépressifs génèrent franchement, à l’avant-plan, une ambiance de « protestation agressive douloureuse » : celle-ci s’adresse au(x) parent(s) survivant(s), aux personnes de substitution, en lieu et place du mort, à l’éventuel partenaire qui a remplacé le conjoint disparu, etc.
  1. Il arrive même que l’enfant continue à parler avec le mort, non pas transitoirement – ce qui peut constituer un processus de santé, préparant des incorporations positives – mais interminablement, souvent secrètementcomme à un voyageur qui pourrait bien revenir : la dernière étape du déni de la réalité externe de la mort n’est pas tout à fait franchie, du moins chez les plus grands, mais on n’en est pas très loin.
    Chez les plus petits, par contre, le pas peut être franchi et l’enfant attend, avec une obstination farouche, le retour d’une maman qui ne peut être partie qu’en voyage, au village voisin. L’âge aidant – mais cela peut prendre deux ou trois ans – l’enfant comprend, dans la solitude, qu’elle ne reviendra jamais … on le voit alors refouler tout ce qu’il se représente, comme les enfants de la catégorie précédente, ou commencer seulement, avec beaucoup de retard, ce qu’on appelle un deuil différé.
  2. Pour d’autres de ces enfants dépressifs, grande sera la tentation de s’anéantir … ou de rejoindre le mort là où il est et de s’identifier, non pas à des traits positifs de la personnalité du mort, mais à la défaillance même qui a conduit à sa disparition : on les verra donc moins se protéger, et collectionner maladies, chutes et autres accidents.

Le vécu de culpabilité

Il est assez fréquent, et souvent intriqué avec de la dépression et de l’agressivité. La dépression a ici une nouvelle nuance : ce n’est pas tant « Tu me manques atrocement » que « Je suis tellement triste de t’avoir fait du tort ».           

  • La culpabilité est fréquemment liée à l’analyse que l’enfant fait de son mauvais comportement, dont il redoute qu’il n’ait altéré la santé du futur défunt. Il peut aussi penser, plus simplement, que le défunt l’aime moins au-delà de la mort, parce qu’il a été un enfant difficile. L’enfant peut également se reprocher d’avoir demandé ou été à l’origine d’un dernier geste qui a été à l’origine du drame fatal : enfants qui se chamaillent à l’arrière d’une voiture, conducteur qui se retourne et perd le contrôle de son véhicule ; ou – encore plus délicat -, si un infarctus mortel suit de près une altercation. Souvent, ce vécu de culpabilité est non fondé, en tout cas pas avec l’intensité qu’il revêt, faute de projet stable et profond de nuire gravement et à fortiori de tuer. On pourrait prévenir la cruauté de sa survenance en étant attentif à la manière dont on stigmatise les responsabilités de l’enfant dans la vie quotidienne (pas de « Tu me tues … tu m’épuises …tu me rends malade »).
  • Plus rarement, l’on peut ne pas douter de la responsabilité contributive d’un grand enfant ou d’un adolescent, particulièrement dur ou haineux, dans l’aggravation d’une situation qui a prédisposé à la mort (maladie, découragement et diminution de l’autoprotection) ; de telles implications doivent être repérées et les jeunes concernés aidés à retrouver l’estime de soi sans pour autant dénier leur part de responsabilité. Il s’agit d’une situation difficile à accepter par l’adulte, parent et professionnel, qui se représentera plutôt que l’auteur du drame ne savait pas, ou n’avait pas compris l’irréversibilité de la mort, ou a été complètement débordé par ses impulsions. Il en va parfois ainsi, et parfois pas : il se peut qu’il y ait bel et bien eu une programmation, de durée brève certes, mais programmation quand même. Ici aussi, il est essentiel d’aider avec délicatesse l’enfant agresseur à exprimer tout ce qu’il ressentait. On peut manifester de l’empathie pour son vécu, mais aussi lui parler du tabou du meurtre, de la faute qu’il a commise quand c’est le cas et de l’interdiction de récidive. On peut enfin lui donner l’occasion de réparer d’une manière ou d’une autre.
  • Cette culpabilité est encore générée par la croyance qu’a l’enfant, ici souvent bien jeune, dans la toute-puissance de sa pensée magique ; au nom de celle-ci, il attribue un pouvoir réel au fait qu’il a pu désirer la mort d’un frère, par exemple déjà un grand malade, ou d’un parent rival. Il ne fait pourtant rien d’actif pour – il le pense seulement -, mais si cette mort survient, la culpabilité peut être très forte, ici couplée à de l’angoisse aigue (loi du talion).
  • L’enfant peut enfin se sentir coupable d’être en partie soulagé du décès d’un frère ou d’un parent qui ne l’aimait pas ou qui prenait toute la place. Il peut se sentir coupable de recommencer à vivre, de reprendre pleinement sa place dans la société, alors que son parent, lui, n’a pas encore fait son deuil et voudrait le voir, lui, en compagnon triste et en enfant-consolateur.
  • Quand la culpabilité n’est pas refoulée vaille que vaille, elle ronge le monde intérieur de l’enfant sous forme de « mauvais souvenirs » et de pensées et de questions pénibles : elles le convainquent de ses fautes, de son indignité, de sa non-valeur ; elles lui font redouter le jugement négatif et l’agression en retour par autrui (angoisse liée). Il peut exprimer par bribes et morceaux qu’il est moche, incapable, méchant, en se centrant sur des événements contemporains, voire en évoquant ses souvenirs (par exemple, avec un psychothérapeute).
  • Une dépression est souvent liée à la culpabilité. Même si, comme dit plus haut, sa raison d’être est différente de la dépression des enfants souffrant centralement du manque, les signes cliniques peu spécifiques sont les mêmes et ont été décrits au pôle précédent.
  • Auto-agression et autopunition : Parfois, l’enfant se sent tellement mauvais, définitivement peu digne d’amour, qu’il désire se punir activement et répétitivement : il y œuvre via des comportements dont il n’est pas toujours facile de déterminer s’ils sont volontairement programmés ou non. En tout cas, leur répétition devrait finir pas inquiéter : blessures accidentelles ou automutilations, démolition de biens personnels, ruptures de liens, échecs de projets, etc. Chez les plus âgés, Il y a aussi les comportements d’anesthésie et d’autodestruction via de bruyants « étourdissements » répétés et via la consommation d’alcool ou de drogues… Il y a enfin, beaucoup plus rarement, des tentatives de suicides ou des suicides.
  • Comportement négativiste. Il est souvent intriqué à l’autopunition. Ce sont approximativement les mêmes symptômes, qui peuvent donc avoir les deux significations : de mauvais humeur, irritable, en conflit dur avec l’autorité, l’enfant se coupe des autres, s’ingénie à les blesser et à les agresser ; il désinvestit aussi tout projet positif (entre autres, l’école), cherche à décevoir et même à détruire. Il reçoit en retour rejet, insultes et punitions, face auxquelles il joue l’indifférence. Jeu dangereux car on entre dans un cercle vicieux infernal où l’enfant se sent encore plus coupable de se montrer si méchant et de perturber la vie des autres.      

Le vécu agressif

  • L’agressivité de l’enfant peut s’adresser au défunt, pourtant décédé d’une mort ordinaire, mais c’est souvent transitoire et chargé de culpabilité. On le voit surtout chez des petits enfants qui pensent tout un temps que leur maman décédée est partie et a voulu les abandonner. Il n’est toutefois pas difficile de leur remettre délicatement les idées en place.             On trouve parfois aussi le même vécu transitoire chez de jeunes adolescents, avec toute l’émotivité et l’irrationalité dont ils sont capables face à un défunt auquel ils étaient très attachés (ami, frère, parent…) : « Pourquoi m’as-tu fait ça? ». Ce qui est beaucoup plus fréquent, ce sont les comportements de colère froide durable qui font suite à la séparation conjugale et au départ du foyer d’un parent qui comptait beaucoup pour l’enfant ou l’adolescent. Celui-ci se sent abandonné, éventuellement au profit d’autres, et son refus de contact peut être très profond et durable.       
  • L’agressivité de l’enfant, et encore plus de l’adolescent, peut encore se diriger vers le parent survivant, surtout si c’est le parent le plus aimé qui est décédé ou s’il a l’impression que le survivant a manqué à ses devoirs (affection, soins) envers le disparu.
    Si on lui propose un parent de substitution, nouveau partenaire du parent survivant ou non, ce « remplaçant » peut longuement récolter le refus si pas la haine de l’enfant et doit déployer des trésors de délicatesse pour peut-être l’apprivoiser. Ces phénomènes sont au moins aussi fréquents lors des simples séparations parentales.
  • Il existe enfin quelques cas d’une gravité exceptionnelle, où s’est mise en place chez l’enfant une haine tous azimuts.

Le vécu anxieux

Sauf les fois où il est associé à la culpabilité (peur de la retaliation), le vécu d’anxiété lié à une mort est plus inconstant à l’état isolé, et encore plus s’il s’avère durable, signe d’un deuil pathologique. En voici quelques exemples :

  • Là où les circonstances du décès ont été répertoriées comme traumatismes psychiques, il peut s’agir, dans un premier temps, des réminiscences incoercibles typiques du syndrome de stress post-traumatique, qui se prolongent par la suite en phobies liées à certains lieux et circonstances précis. Pensons, par exemple, aux enfants témoins ou associés d’une manière ou d’une autre à un assassinat ou à un accident violent, à une agonie particulièrement spectaculaire, à la découverte inattendue de leur père pendu, etc.
  • Plus fréquemment, il y a l’angoisse de l’avenir : voir mourir l’autre parent, être abandonné par lui ; se trouver seul, sans protection, sans moyen de subsistance, parce que la mort d’un premier parent prouve que ceux-ci ne sont ni tout puissants, ni immortels. 
  • Il y a encore la peur souvent secrète d’être malade puis de mourir comme celui qui est mort. Les déterminants de cette peur « analogique » tiennent parfois – au moins partiellement – à des malentendus cognitifs, à des restes de pensée magique apparemment ténus : tel enfant ne sait pas exactement de quoi est mort l’être cher qui l’a quitté, et il a peur que ce soit contagieux : par exemple, la mort subite ou le cancer d’un petit frère, « qui pourrait s’attraper ». On a dit à l’enfant que sa grand-mère s’était endormie pour toujours, et l’enfant a peur de s’abandonner au sommeil. Un autre exemple, c’est celui des enfants – grands enfants ou adolescents – de malades mentaux qui se sont suicidés, et à qui on dit, à la moindre frasque, qu’ils sont aussi fous ou aussi mauvais que le disparu. 

Le vécu de honte. 

Ce vécu se rencontre lorsque l’enfant croit comprendre que la mort d’un proche a été infamante et/ou que sa famille en reste stigmatisée. C’est parfois pur fantasme imaginaire de sa part mais pas toujours, particulièrement dans les petites communautés de vie où tout se sait et où l’on ne manquera pas de « faire savoir que l’on sait » ; pas facile, alors, d’affronter le regard des autres au collège quand on est fils ou la fille d’un malade mental suicidé, d’un alcoolique emporté par sa cirrhose, voire d’un parent tué par l’autre.

> Jean-Yves Hayez entretient un site sur lequel vous pourrez retrouver des dossiers thématiques autour de la psychologie de l’enfant, de l’adolescent et de la famille, assortis de nombreux exemples cliniques : https://www.jeanyveshayez.net/