Comment se construit-on dans sa vie d’adulte après la perte précoce d’un parent dans sa jeunesse ? Comment l’expérience de l’orphelinage vient-elle structurer un rapport à soi, au monde et à autrui singulier ? C’est l’objet d’une recherche socio-anthropologique menée auprès d’orphelins ayant perdu un de leurs parents ou les deux avant l’âge de 25 ans…

LE REGARD DE Martin Julier-Costes, socio-anthropologue, responsable de cette recherche-action (Fondation OCIRP) et spécialiste du traitement social de la mort et des morts. Martin Julier-Costes est co-auteur de La mort à l’école. Annoncer, accueillir et accompagner (De Boeck, 2015)

La volonté d’esquisser un destin qui leur est propre

« Ce qui nous a frappé, chez les adultes de 25, 30, 40 ans que nous avons interrogés, c’est combien ils cherchaient à sortir de l’imaginaire larmoyant ou pathologique dans lequel on peut avoir tendance à les assigner. S’ils évoquaient bien sûr leur réaction face au décès initial, ils avaient à cœur également de partager comment cette douleur s’était atténuée sur le long-terme, avait pu certes revenir plus forte parfois, mais n’avait pas empêché de les rendre acteurs de leur vie. Ils tenaient à témoigner du fait qu’ils avaient réussi, peu à peu, à reprendre la main et à esquisser un devenir qui leur est propre. A cet égard, beaucoup soulignaient combien il était précieux d’avoir été associé aux évènements qui ont suivi le décès du parent : participer aux funérailles, mais aussi par exemple avoir son mot à dire sur le moment propice pour le retour à l’école. Dans un moment où l’on est dépossédé d’une personne aussi importante, où peut surgir l’impression que tout leur échappe, beaucoup insistaient à posteriori l’importance de ressentir qu’ils étaient partie prenante de la situation. Avoir voix au chapitre, être sur scène et consulté tout en restant à sa place d’enfant était essentiel pour eux.

Les grandes étapes de la vie, des moments susceptibles de faire ressurgir de vives émotions

Bien qu’ils tiennent debout, malgré cet évènement destructeur, beaucoup considèrent être toujours sur la brèche : une phrase, un mot, une émotion chez quelqu’un peuvent très vite les faire revenir à leur statut d’enfant orphelin et à une réaction émotionnelle vive. « Je redeviens parfois l’enfant de sept ou neuf ans qui vient de perdre son parent » nous expliquaient certains. L’adolescence, la parentalité, le début d’une nouvelle expérience professionnelle, tous les moments de transition, de grande séparation ou d’union affective, mais aussi de réussite personnelle ou de réussite d’autrui, viennent rappeler l’être manquant. La coïncidence des âges – arriver à l’âge du parent défunt ou le dépasser – peut également être source de grande angoisse ou de de stress.

L’élaboration d’un rapport au monde singulier souvent marqué par le défi

Cette expérience de l’orphelinage constitue un élément structurant de leur construction identitaire, et participe de l’élaboration d’un rapport au monde singulier. De leurs dires, méfiance et défiance sont souvent ancrées dans leur vécu au quotidien. Il s’agit souvent d’une méfiance vis-à-vis de ce que la vie peut nous ravir ou nous enlever, certains expliquant être suspicieux dès que quelque chose se passe bien. D’autres évoquent l’idée que l’on affronte la vie constamment et conçoivent ainsi leur existence sur le mode d’un défi et d’un challenge permanent. Se confronter à des épreuves – et embarquer ses proches et sa famille dans celles-ci – participent ainsi pour certains d’un certain accomplissement de soi. D’autres sont souvent traversés par l’anticipation du pire, et évoquent les peurs et angoisses de mort qu’ils ont pour les autres, notamment pour leurs enfants. Les parents interrogés indiquent avoir parfois de la difficulté à lâcher leurs enfants, et oscillent pour certains entre sentiment d’incapacité et une volonté d’hyper-contrôle et d’hyper-parentalité.

Sortir de l’imaginaire pathologique associé aux orphelins et de l’injonction à la parole

Face à ce trouble qui peut persister, le fait de se sentir écouté n’est jamais perçu comme un frein. Beaucoup soulignent l’importance de trouver des espaces pour évoquer leur vécu comme ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, avec humour ou gravité, mais en tout cas sans que leurs paroles soient nécessairement empreintes du sceau de la gêne ou de quelque chose de nécessairement dramatique, voire pathologique. Ils apprécient qu’on leur donne un accès à la parole sans qu’on leur dise « il faut que tu parles », et de pouvoir se confier à des personnes qui ne sont pas dans une perspective de soin ou de diagnostic. Si certains voient dans l’injonction à la parole un réconfort bienvenu, d’autres éprouvent en effet une gêne car ils ne se sentent pas nécessairement en confiance avec la personne ou n’ont pas envie de parler. Faire croire que tout passe par la parole, c’est méconnaître la multitude de manières d’agir des individus. Beaucoup apprécient être au contact de personnes avec qui ils font des choses sans parler nécessairement de leur expérience d’orphelin. Ils se sentent en effet amputés de quelque chose, différents ; aussi toute activité qui leur rappelle au quotidien, notamment à l’école, le fait qu’ils sont « normaux » est largement appréciée.

Faire de cet évènement fondateur un élément signifiant de son existence

Les orphelins que nous avons interrogés cherchent bien souvent à faire sens de cet évènement fondateur et à le rendre en quelque sorte agissant, signifiant dans leur existence. Pour beaucoup, c’est parfois très assumé, certains mettant en avant, derrière une expérience professionnelle dans le social et dans le soin, la volonté de continuer à aider et réparer. Pour d’autres, l’expérience d’orphelinage transparaîtra derrière un travail dans la gestion du risque. En tout état de cause, ce « désordre ontologique » constitue souvent un moteur de leur vie quotidienne en tant qu’adulte, de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont. »