« Die and retry » Ainsi se terminent bon nombre de parties de jeux vidéo, loisir auquel s’adonnent près de deux Français sur trois et de très nombreux adolescents. C’est peu dire que la mort rode partout dans les jeux vidéo – mort que l’on inflige autant que l’on subit, mises à mort tantôt terrifiantes et sanglantes, tantôt flirtant avec une certaine esthétique gore et potache. Que révèlent les jeux vidéo de nos angoisses mortifères, comment dépeignent-ils la mort et imprègnent-ils les joueurs ?

LE REGARD DE Gilles Ernst, Professeur émérite de Littérature française du XX° siècle à l’Université de Lorraine (Nancy), spécialiste des rapports entre littérature et mort et de l’œuvre de Georges Bataille ; par ailleurs coordonnateur du numéro « Mort, jeux vidéo et mondes virtuels » de la revue Frontières (2017).

Derrière la mort, une réalité polysémique

« Le lien entre la mort et le jeu vidéo est une évidence. Et, comme toute évidence, il demande d’abord qu’on commence par s’interroger sur ce que signifie le terme « mort ». Disons, quitte à simplifier, que ce mot désigne un fait et un mythe, une réalité et une irréalité. Le fait, c’est l’événement qui achève la vie normalement (extinction des forces vitales) ou anormalement (maladie précoce, mort infligée par un tiers, etc.). Prise en ce sens, la mort est ce qu’il y a de plus simple ; et, comme le disait il y a longtemps déjà Épicure, « […] tant que nous existons, la mort n’est pas, et quand la mort est là, nous ne sommes plus. » Le mythe, qui explique, conjure et le plus souvent nie la mort, est beaucoup plus complexe et fécond : il désigne d’abord le personnage imaginaire sensé mettre fin à la vie (mort en grand « M ») ; puis des êtres continuant leur vie dans quelque au-delà (ces fameux « chers disparus » qui sont toujours quelque part) ; et enfin, un espace-temps opposé au domaine des vivants (voir l’expression « il est entré dans la mort »). Derrière le monosyllabe « mort », mot tabou, mot imprononçable, dit Vladimir Jankélévitch, se cache en somme une étonnante polysémie. Et c’est celle-ci qu’exploite le jeu vidéo.

Une mort évènement, avertissement et défi lancé au joueur

On y a tout d’abord affaire à la mimésis de la mort-événement, qu’il représente sauf exception de façon brutale et même sanglante : c’est une mort exogène, souvent provoquée par un meurtre ou un assassinat, et qui s’inscrit au cœur de l’intrigue. Elle est un avertissement adressé au joueur (« attention, tu es mortel ! ») autant qu’un défi : qu’il succombe par distraction ou manque de maîtrise sous les coups du zombie ou de l’agent ennemi, et déjà apparaît le terrible « game over » qui le supprime. Ainsi que le jeu.

Des jeux vidéos qui revifient les représentations allégoriques de la mort

Le jeu et le mythe, maintenant. Il est incarné par le personnage de la Mort et ses divers avatars. Ce personnage a traditionnellement deux visages. Le premier, et le plus archaïque (il date des premiers âges de l’humanité où la mort est toujours infligée par un ennemi) est celui d’un être mortifère, représenté à partir du XIIIème siècle sous la forme du squelette ; puis, par celle d’une femme vêtue de noir, armée d’une faux et chevauchant un étalon. Le second visage est celui d’une divinité consolatrice. Servant au besoin les desseins de la Nature (argument stoïcien de la causalité naturelle du mourir), elle apaise les vivants en mettant fin à leurs souffrances morales ou physiques (motif notamment largement exploité par le Romantisme).

Une « Faucheuse » d’autant plus fascinante que le joueur est seul face à elle devant son écran

À priori, le jeu vidéo, qui exploite à outrance le pouvoir mortifère de la Mort et de ses avatars, convoque plutôt la « Faucheuse », allégorie qui, remontant aux fameux Triomphes de la mort apparus au XIVème siècle lors de la Grande Peste, y est d’autant plus fascinante que le joueur devant son écran est seul face à elle. Mais l’inverse est également vrai, par exemple dans les Sims où, logée au cœur d’un immense manoir, elle entre dans les demeures des défunts, qu’elle accepte de faire revenir dans la vie contre paiement d’une rançon. Enfin, dernière version du mythe, les habitants de l’Au-delà — zombies, démons et autres personnages nécrophages (nécrophiles ?), souvent pris dans un grouillement larvaire rappelant la thanatomorphose (décomposition du corps) —   rôdent tout autant autour du joueur.

Une déclinaison des grands invariants du discours sur la mort

 Tels sont les modes de présence de la mort dans le jeu vidéo.  Ils font partie de ce que le grand anthropologue Louis-Vincent Thomas nomme les grands « invariants », vérités de base, de la mort. Seule change la manière de les recevoir et de les interpréter. Question, donc, de temps et de civilisations (on meurt sans doute mieux et moins seul au Moyen Âge que de nos jours). Portant, pour des raisons diverses, le plus souvent l’accent sur la cruauté de la mort, les jeux vidéo incarnent une de ces variations.  

Une illustration de notre rapport à la mot, évènement limite suscitant autant la crainte que l’attraction

Si, de manière plus générale, on les conçoit par ailleurs comme une composante du discours humain sur la mort, on admettra que leur apport est loin d’être négligeable.  Je serais même tenté de dire qu’ils illustrent notre rapport à la mort, rapport par essence ambivalent parce que l’événement-limite de la vie est à la fois ce qui suscite la plus grande crainte et ce qui attire. Et comme l’angoisse, que le joueur voit représentée de la façon la plus spectaculaire (écran noir avec fond rouge, barré de l’intitulé « game over »), doit être surmontée, le jeu vidéo exploite volontiers la fable sans âge de la négation de la mort. Le joueur n’est en effet jamais vraiment mort. Passée la défaite qui le « tue », il peut ressusciter, inventer des stratégies alternatives et ainsi esquisser une nouvelle existence. On peut dire qu’en cela le jeu vidéo illustre à sa manière le rêve de l’immortalité qui serait à l’origine de toute religion, comme le soulignait il y a longtemps déjà Edgar Morin dans L’Homme et la Mort.  Ce qui est étonnant, à un moment où le déclin des religions est un phénomène majeur des sociétés occidentales, c’est de voir combien une activité où domine à priori la dimension ludique due à la réversibilité et au côté factice de la mort, restitue à celle-ci son caractère religieux. Dont un bon exemple est sa représentation de l’au-delà. Ainsi dans Grim Fandango, où le joueur incarne un avatar très largement inspiré de Charon, passeur des Enfers dans la mythologie grecque, et se doit de faire venir les morts dans le « Neuvième Monde », univers graphique aux croisées de l’eschatologie chrétienne et des croyances aztèques. Cette expérience limitée de l’au-delà, d’une présence-absence de la mort, que le jouer sait factice, peu durable dans le temps, mais à laquelle il s’accroche, est incontestablement une des raisons du succès des jeux.

Le jeu vidéo, un passeur de culture augurant d’une visualisation et théâtralisation accrues

Passeur des morts, le jeu vidéo est également, malgré ce qu’en pensent ses détracteurs, un passeur de culture. Il remplace chez certains le livre. Ou le précède. On peut très bien imaginer que, se trouvant aux prises avec le nautonier infernal évoqué plus haut, tel jeune joueur plus curieux ait envie d’en savoir davantage en consultant un ouvrage spécialisé. Ce pouvoir est celui de la proximité. Au contraire du cinéma et du théâtre, le jeu vidéo requiert une participation bien intense puisque le joueur devient, par l’intermédiaire de son avatar, non plus simple spectateur mais acteur à part entière des évènements. Au théâtre, où le spectateur se trouve dans la salle ;   mais dans le jeu, le gamer monte sur scène, ce qui crée de facto un contact beaucoup plus direct, intime et, en un sens, même hypnotique. Au fond, le jeu vidéo est un paradoxe, il crée autant de distanciation, car il est virtuel, que d’identification, car le joueur est pleinement immergé dans le jeu. Aussi, si l’on retrouve dans le jeu les mêmes procédés, images et terreurs que dans les scènes de mort du théâtre ou des films, tout y est fait pour assurer une visualisation et une théâtralisation accrues.

Un effet moral et psychologique sur les jeunes en débat

Reste le problème de l’effet moral et psychologique des jeux vidéo sur les jeunes. C’est selon moi la question des questions. Sont-ils nocifs ou pas ? Banalisent-ils la violence, peuvent-ils réveiller voire renforcer la fameuse pulsion de mort chez ces êtres en formation que sont les adolescents ? Sont-ils, pour parler familièrement, un pousse-au-crime ou, inversement, ne sont-ils qu’un jeu dont on sort comme on sort d’un jeu, content mais prêt à passer aux choses sérieuses ?  Serge Tisseron, psychanalyste spécialiste des jeux vidéo, pense pour sa part que la violence des jeux vidéo s’inverse bien souvent en violence « civilisatrice » luttant « contre les forces du chaos ». Toujours selon lui, les mises en scène terrifiantes des jeux vidéo peuvent également aider certains jeunes à surmonter certaines angoisses enfouies. Bref, le débat est ouvert. Et il n’est pas clos. »