« Une question philosophique, c’est une question que tous les humains peuvent se poser, partout, depuis toujours, et qui a plusieurs réponses possibles. » C’est avec cette formule opératoire que démarrent les ateliers philo que proposent Johanna Hawken, animée par la volonté « d’ouvrir l’esprit des enfants non pas au monde de la philosophie mais aux dimensions philosophiques de leur monde. » Des dimensions philosophiques dans lesquelles la question de la mort a souvent bonne place…

LE REGARD DE Johanna Hawken, docteure en philosophie, responsable de la Maison de la Philo de Romainville (93), auteure de plusieurs ouvrages, dont 1… 2… 3… Pensez ! Philosophons les enfants ! 10 règles d’or et outils pédagogiques ! (Chronique sociale, 2019)

Philosopher aide les enfants à dépasser leur égocentrisme structurel

« On a tendance à penser que les enfants ont une sorte de narcissisme primaire, un égoïsme structurel, ce qui est indéniable, mais ce qui est aussi vrai des adultes ! L’égocentrisme des enfants ne signifie pas qu’ils sont incapables de s’attarder sur des sujets qui les dépassent et qui les relient aux autres humains. Cela suppose d’éveiller leurs capacités, car leurs questionnements philosophiques sont souvent individués, l’idée étant de les amener à se demander si leur questionnement traverse tous les humains : quelles questions vous posez-vous que tous les autres humains se posent ? On les invite ainsi tout de suite à déplacer leurs interrogations vers la communauté humaine, et ainsi à parler de choses qui les impliquent personnellement, mais qui sont aussi pertinentes pour tout un chacun, et par là même à lier l’expérience individuel à l’universel.

Des questionnements métaphysiques partagés par l’ensemble de la communauté humaine

Les premiers questionnements des enfants sont souvent métaphysiques, massifs, radicaux, et portent sur des thématiques saisissantes, qui engagent toute l’existence : la vie, la mort, le temps, le rêve, etc. Loin du mythe de l’innocence enfantine, la philosophie avec les enfants part du principe que dès l’enfance, on a des expériences en lien avec soi, avec les autres, avec le monde, qui sont sources de questionnements philosophiques. L’atelier philosophique constitue donc un lieu pour accueillir ces questions que les enfants ont en tant qu’individu, mais surtout en tant qu’être humain.

Les enfants réalisent que tous partagent leurs interrogations sur la mort

La question de la mort est extrêmement fréquente dans la bouche des enfants : ils sont parfois un peu tremblotants quand ils l’évoquent, ils ont souvent peur au moment de prendre la parole, mais quand ils s’aperçoivent que tout le monde partage leurs interrogations, ils se sentent rassurés car ils trouvent une légitimité à leurs questionnements. Esquisser un échange autour de la mort est donc très sécurisant pour eux, contrairement à ce que l’on peut penser. A travers les ateliers philo, on joue sur un double tableau : on dramatise certes la question – « oui, la mort est un grand problème dans l’existence humaine » – mais on la dédramatise aussitôt, en expliquant que c’est un grand problème, que cela l’a toujours été, et qu’il est insoluble. On va donc inviter les enfants à chercher des réponses qui ne s’apparent pas à la vérité mais qui vont donner un sens à leurs questionnements. 

Des interrogations qui reflètent l’éducation familiale et le milieu

« Pourquoi dit-on que la mort est sombre ? », « Où va-t-on après la mort ? », « Pourquoi la mort existe ? ». Les questionnements des enfants sont pléthoriques. Lorsque l’on réfléchit sur la mort, on se confronte toujours aux croyances et convictions : c’est un atelier qui va particulièrement refléter l’éducation familiale et le milieu, on va faire surgir tous les récits familiaux et cela peut constituer un défi à cet égard. Pour autant, dans l’expérience, cela ne crée guère de soucis que certains croient par exemple au paradis et d’autres pas : on sous-estime les enfants dans leur capacité à sincèrement se dévoiler et prendre une distance avec le sujet.

Une philosophie existentielle, par laquelle on arrive à arrive à dégager des idées abstraites

Attention, on ne fait pas n’importe quelle philosophie avec les enfants ! Ainsi que le défend Matthew Lipman, pédagogue américain, la philosophie que l’on pratique n’a rien à voir avec la création de systèmes conceptuels, il s’agit d’une philosophie existentielle, par laquelle on arrive à dégager des idées abstraites : c’est donc une philosophie pragmatique, qui se fonde sur l’expérience vécue, et qui essaie de conceptualiser des choses, de dégager des problématiques, de trouver une profondeur, de s’interroger sur le sens. C’est également une philosophie liée aux affects : les enfants travaillent avec des idées auxquelles ils sont attachés, qui sont liées à une éducation, à une croyance ou à des convictions, d’où le fait que l’on érige le respect comme règle absolue, car l’enfant qui se dévoile doit avoir la certitude de ne pas être moqué.

Des objets pédagogiques qui créent un rituel théâtralisé

Au début de chaque séance, les enfants s’installent dans le cercle de parole en étant déjà calmes et prêts à philosopher. L’animateur dispose de plusieurs objets pédagogiques : un bâton de parole, un tapis, des panneaux où l’on écrit les questions, des cartes, autant d’éléments qui contribuent à créer une forme de rituel théâtralisé. Il importe également d’instaurer quelques règles d’or : on se respecte, on parle chacun à son tour, en ayant l’autorisation de parler, et on s’écoute. Ces rituels permettent de créer un cadre particulier, où la parole est solennelle, et d’avancer de façon coopérative.

S’assurer qu’il s’agit d’une demande du groupe, et que la mort peut y être abordée comme objet d’analyse

Avant d’initier un atelier philo autour de la mort, on doit tout d’abord vérifier qu’il s’agit d’une demande du groupe, et que le groupe est prêt. Il sera souvent plus aisé de commencer quelques séances par d’autres thèmes – le rêve, la liberté, le bonheur, le temps qui passe – avant de s’y plonger. Par ailleurs, le thème de la mort ne peut être évoqué que là où la mort n’est pas trop sensible et vive dans le groupe : elle ne peut pas être abordée juste après un décès, lorsque l’on est encore dans l’émotionnel et le sensible. Le moment de philosopher vient après que l’expérience ait été vécue, traitée, accueillie : on philosophie lorsque l’expérience devient un objet d’analyse, et c’est là sa grande différence avec le moment thérapeutique. L’enseignant doit également être à l’aise, lui-même, avec ce thème : à l’aise pour entendre ce que vont dire ces enfants, mais à l’aise aussi pour laisser la place à la parole des enfants, rester neutre et ne pas transmettre ce qu’il ou elle a envie de transmettre. Il n’y a en effet pas de principe éducatif à inculquer dans ces ateliers, il s’agit plutôt de faire surgir et travailler la pensée des enfants. Enfin, évoquer ces thèmes difficiles à l’aide de supports divers (livres, film d’animation, œuvre d’art) et au travers de personnages fictifs peut aider : on va ainsi parler du petit lapin qui a perdu sa maman, plutôt que de parler de soi-même, et cela pourra faciliter la circulation de la parole.

Des gains cognitifs, éthiques et culturels

Au niveau cognitif, ces ateliers développent nécessairement les facultés de penser des enfants. Surtout, ils prennent pleinement conscience de leur faculté de penser et se disent « j’ai des outils dans la tête ! » Et vu la dimension affective de cette philosophie, les enfants vont déployer des trésors de rationalité parce qu’ils s’attachent à défendre des idées qui leur tiennent à cœur. Ensuite, au niveau éthique, c’est un moment collectif, où l’on apprend que les autres sont différents et que c’est chouette ! Les enfants se rendent également compte que leurs idées peuvent être valables mais ne constituent pas pour autant l’unique réponse : on est là pour argumenter, pas forcément pour convaincre. Ces ateliers ont enfin une dimension culturelle, en permettant que tous les enfants aient un petit goût et un accès au patrimoine de ce qu’est la philosophie. »