Dans des contextes de violence de masse, de guerre ou d’attentats, mais aussi lors du décès de personnalités ou de pandémies meurtrières, la dimension éminemment collective du deuil réapparaît. Nous sommes alors frappés par le nombre de victimes, le caractère inhabituel ou barbare de l’évènement, la proximité spatiale de ces morts, mais aussi par le sentiment de perte d’un référentiel commun et d’une symbolique partagée.

L’éclairage de Catherine Le Grand-Sébille, socio-anthropologue de la santé, maître de conférences honoraire des universités, et Vice-présidente de l’association de chercheurs « Questionner Autrement le Soin. » Elle est notamment co-auteure de Accompagner (Erès, 2003) et de L’éthique à l’épreuve des violences du soin (Erès, 2014).

 

Une réaction collective souvent spontanée à l’action dissolvante de la mort

Les deuils sont qualifiés de collectifs lorsque la mort frappe un grand nombre de personnes, ou quand une mort unique entraîne une onde de choc importante dans une population. La douleur semble décuplée comme si toute la communauté ou plus largement encore, la société, étaient en deuil. Cette tristesse collective est aussi une démonstration de solidarité. « Tous unis par le deuil », l’expression est si juste pour dire en très peu de mots ce qui donne cohésion au groupe des vivants. Ceux qui se réunissent face à l’action dissolvante de la mort qui est toujours rupture, dispersion, séparation, n’ont pas toujours conscience d’accomplir un rite. Ils participent pourtant de ces pratiques symboliques qui se montrent, encore aujourd’hui, efficaces à atténuer ou canaliser le chagrin, tout en permettant l’expression du malheur. L’émotion, la peine ne sont pas seulement des éprouvés individuels, elles sont une occasion de partager avec autrui et les enfants et adolescents y ont toute leur place.

 

Des rituels qui viennent marquer une rupture avec le cours ordinaire de la vie

Les deuils collectifs et leurs rituels ou rites afférents invitent à rappeler toute l’importance des cérémonies funéraires, celles-ci constituant un ensemble d’actes formalisés, portant une forte dimension symbolique. Ainsi, la mort de personnalités médiatiques provoque des adieux magistraux, à l’image de l’attachement et du respect que la société leur portait. Les admirateurs peuvent attendre pendant des heures pour avoir l’occasion d’approcher quelques secondes le cercueil. Le jour des funérailles, une foule silencieuse se retrouve dans la rue pour suivre le cortège funèbre ou assister à la cérémonie sur des écrans géants. Ces rites sociaux qui sont caractérisés par une configuration spatio-temporelle en rupture avec le cours ordinaire de la vie, par le recours à une série d’objets, par des systèmes de comportements et de langage spécifiques, par des signes emblématiques dont le sens codé constitue l’un des biens communs d’un groupe, épousent de multiples formes. Ils nous aident à comprendre à quel point la personne qui décède n’appartient pas seulement aux plus proches mais à tous ceux qui l’ont appréciée. Que l’on soit un proche ou un plus lointain, chaque participant sent le besoin de souligner le départ du défunt par un geste, une hommage, un mot dans un registre, un cortège ou un rassemblement, une prière ou une pensée devant un cercueil, devant une tombe, une fleur, une bougie allumée, un témoignage à la famille, ou toute autre manifestation de peine et de sympathie.

 

Un besoin de représentations partagées et de solidarités effectives pour ré-affirmer le lien social

Organisés ou spontanés, civils ou religieux, simples ou grandioses, les rites collectifs se déploient aussi en des occasions de morts multiples, d’attentats ou d’accidents graves. Là où le peuple, toutes générations confondues – les enfants de tous âges y compris – a besoin de représentations partagées, de solidarités effectives, qui métaphorisent la mort, et ré-affirment le lien social.

 

Réaffirmer l’importance du symbolique, quand le biologique l’emporte radicalement

L’état d’urgence sanitaire décrété en 2020 lié au COVID-19, et les mesures de confinement obligatoire qui l’accompagnent ont entraîné la rupture soudaine d’avec l’obligation humaine d’honorer collectivement les morts, comme si les liens sociaux et symboliques qui fondent pourtant notre condition de vivants n’étaient plus primordiaux en contexte épidémique. Dans ce moment où le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique, les morts n’ayant plus droit aux hommages que nous pensions leur devoir, l’importance des rites s’est trouvée négligée, évincée. Pour les adultes, comme pour les enfants, les jeunes, confrontés à la mort d’un proche, en cette période de confiscation des mourants, des défunts et des rites funéraires, notre société aura à inventer les moyens de les aider en associant tous les âges de la vie. Les rites différés à construire, l’improvisation rituelle portée par la jeunesse depuis quelques années, le rapport des jeunes au temps et à la mort, l’importance des technologies de l’image et de la communication dans les deuils qu’ils ont à vivre, nous invitent à nous montrer confiants et soutenants d’actions collectives. Celles qui évitent la pathologisation mais qui n’oublient pas l’importance de ne pas laisser seuls et sans reprise, drames multiples et escamotages épidémiques.